Pierre était un enfant du vélo comme on dit d’un artiste de cirque qu’il est un enfant de la balle. Il était né par le vélo, dans la famille on se mariait entre cyclistes, et avait été élevé avec le vélo.La bicyclette, chez les Railleur, on la pratiquait assidûment depuis des générations. Tout avait commencé avec l’ancêtre, Amédée, qui avait participé au premier Tour de France. Depuis, le culte de la petite reine était devenu un des fondements de l’identité du clan.
Pierre, dans la tradition familiale partagea donc sa prime jeunesse entre l’école et le vélo. Le vélo, parce que le vélo. L’école, car le cyclisme nourrit rarement son homme, ou alors pas longtemps. Quelques-uns s’étaient brûlés les ailes à trop croire dans une renommée finalement éphémère et ceci avait servi de leçon. Pour être passionné, on n’en était pas moins pragmatique.
Le père de Pierre suivait donc avec une égale attention les résultats scolaires et sportifs de son rejeton. Celui-ci respectait scrupuleusement les consignes paternelles et, une fois les devoirs faits, usait ses fonds de culotte sur la selle de son deux roues. Le dimanche, jour de sortie du club, il pédalait par tous les temps. C’était, aux dires de son géniteur, un bon garçon.
Cette existence harmonieuse dura sans peine, jusqu’à ce que Pierre se mît à regarder les filles en s’attachant à autre chose que la circonférence de leurs mollets, signe d’un potentiel vélocypédique, jusqu’alors le seul digne d’intérêt à ses yeux.
En fait de courbes, il lui arrivait de plus en plus souvent de penser à d’autres que celles de la route et il finit par tomber raide amoureux de Clotilde, une brunette aux formes généreuses qui, si elle ne dédaignait pas enfourcher son VTC, avait d’autres horizons et surtout n’avait pas l’intention, dans cette relation naissante, de jouer les utilités.
Elle exprima des intentions fermes s’agissant de leurs rencontres qui mirent Pierre dans l’embarras. S’il pouvait sans peine s’absenter au prétexte de son entraînement, il lui était plus difficile d’échapper au relevé kilométrique que ne manquait pas d’établir son père au terme de chaque sortie.
Investi dans la fonction de coach, celui-ci tenait un registre dans lequel il consignait distances parcourues, temps, qu’il analysait régulièrement afin d’évaluer la progression.
Pas question donc de revenir avec un kilométrage sans rapport avec la durée de la sortie.
Si entre Clotilde et le vélo, son choix était fait, Pierre n’était pas prêt pour autant à affronter son père sur ce terrain sensible. Il entreprit donc d’imaginer un moyen de tromper sa vigilance.
Il parvint tout d’abord à soudoyer le jeune frère de Clotilde, qui, tout heureux de pouvoir rouler sur le superbe cycle en carbone de Pierre, ne ménageait pas sa peine pendant que les deux tourtereaux se retrouvaient. Cet engouement s’altéra progressivement si bien qu’un jour Pierre dut prétexter un incident mécanique pour expliquer le faible kilométrage du jour.
Il eut alors l’idée d’acheter un compteur identique au sien et de concevoir un dispositif permettant de simuler la distance parcourue. Il établit qu’une roue de 700 montée d’un pneu de 23c avait une circonférence de 2,136 m. De là, il en déduisit le nombre de rotations qu’il fallait produire selon la vitesse attendue et le temps de la sortie.
Il s’attacha ensuite à calculer l’intensité du courant électrique qu’il fallait appliquer au moteur de son jeu de Lego, qu’il avait été rechercher au fond d’un placard, afin d’obtenir une moyenne horaire compatible avec son objectif.
C’est avec une certaine fierté qu’il exposa à Clotilde son stratagème et surtout les nombreux calculs auxquels il s’était livré. La réaction de sa douce, quand elle sut que le mécanisme était alimenté par des piles, lui fit l’effet d’une douche froide. Il n’était pas question que l’on utilisât une énergie non renouvelable. Sa détermination amoureuse n’ayant d’égales que ses convictions écologistes elle n’en démordit pas et Pierre dut revoir sa copie.
Il pensa immédiatement alimenter son moteur par l’énergie solaire, mais il ne parvint pas à produire une puissance suffisante pour mettre en mouvement le disque solidaire de la pièce métallique passant devant le capteur. Il eut beau essayer de multiples combinaisons d’engrenages rien n’y fit. Il se tourna alors vers l’énergie éolienne. Ce n’était pas les vieilles roues de vélo et les dynamos qui manquaient chez lui. Les tests qu’il fit révélèrent une fiabilité insuffisante.
Clotilde bien que touchée par tant d’efforts n’en démordait pas pour autant. Elle lui suggéra d’utiliser la roue de son hamster. Pierre étudia alors avec zèle les habitudes de vie de ce petit rongeur, dont il apprit qu’il avait des périodes d’éveil à des heures particulières de la journée, mais qu’il était possible de modifier progressivement ses habitudes.
Rouflaquette, c’était le nom de l’animal, se révéla malheureusement d’une inconstance le rendant inapte à la mission qu’on souhaitait lui confier.
Cette intense activité intellectuelle ne manqua pas d’inquiéter les parents de Pierre. Car si celui-ci faisait d’incontestables progrès en physique, il avait eu la meilleure note à un devoir où il fallait conjuguer vitesse angulaire et vitesse linéaire, et en sciences de la vie et de la terre, son exposé sur le hamster avait été jugé particulièrement bien documenté, il délaissait le vélo au profit de ses livres et perdait la bonne mine qu’on lui connaissait jusqu’alors.
L’évocation en classe du pendule de Foucault devait provoquer l’illumination salutaire. Il comprit qu’il existait une alternative à la roue. L’important dans le problème qu’il avait à résoudre était que la pièce métallique passât devant le récepteur. Peu importait qu’elle le fît selon un mouvement rotatif ou linéaire. Voilà qui lui ouvrait de nouveaux horizons.
Il pensa immédiatement utiliser le métronome qu’utilisait Clotilde pour jouer du piano. Il calcula qu’en le réglant à sa vitesse maximale, soit 230 battements par minute, il pouvait simuler une vitesse moyenne de l’ordre de 29 km/h, ce qui était tout à fait crédible.
Si, dans les premiers temps, il s’attachait à accorder le rythme de leurs ébats au tempo particulièrement rapide, ce que lui permettait sa jeunesse et sa constitution sportive, il s’aperçut vite que la chose appelait des changements de rythme et des ralentissements. Dès lors, le tic-tac monotone prit un caractère obsédant qui produisit sur sa libido les effets les plus néfastes.
Ce fut un jeu d’enfant qui, enfin, lui donna la solution lui permettant de conjuguer développement durable, variation du rythme et fiabilité. C’était un petit pic-vert fixé sur un ressort dont le mouvement provoquait son déplacement sur une tige. De cet ingénieux dispositif, il retint le ressort auquel il assujettit la pièce métallique, fixant le tout au sommier de sa belle tandis que le capteur était attaché au pied du lit. Ce fut donc mue par le mouvement du sommier, que le ressort amplifiait, que la pièce de métal passait et repassait devant le capteur du compteur, tantôt vite, tantôt plus lentement.
Si Pierre retrouva ainsi sérénité et bonne humeur, il n’en fut pas de même de son père qui ne comprenait pas pourquoi, malgré ses séances d’entraînement régulières, Pierre ne progressait plus. C’était même le contraire. Lors des sorties dominicales, il peinait parfois à tenir une moyenne qu’affichait pourtant son compteur à la fin de chaque entraînement.
Dépité, il finit par jeter tous ses relevés kilométriques dont il ne pouvait tirer aucun enseignement, ce que Pierre se garda bien de révéler à Clotilde. Cette dernière qui l’avait su de la sœur de Pierre se garda bien également d’en faire état.